L’art en tant que révélateur des divergences spirituelles entre la Grèce et l’Occident


L’art en tant que révélateur des divergences spirituelles entre la Grèce et l’Occident.[*]

A la mémoire de Théódoros Stámos.

Dans la vision du monde selon Platon, chaque forme physique constitue l’expression matérielle, le revêtement matériel ou, peut-on dire aussi, l’empreinte dans le monde de la matière d’une Idée divine ou celle de l’expression particulière des expressions infinies de l’Idée dans sa totalité, et qui sont projetées, telles des rayons de soleil, dans le monde créé.
Toutes les Idées, conceptions de la sublime Imagination divine, durant leur descente –ou pour mieux le dire, leur projection- à partir du Monde Spirituel, pour revêtir une forme précise, pour se matérialiser ici-bas, dans le monde de la Matière, passent obligatoirement par un monde intermédiaire, le Monde Éthérique ou brièvement, l’Éthérique, à savoir le Monde de l’Âme Universelle, où elles apparaissent sous forme d’images; on peut dire aussi qu’elles se transforment en images, ou pour le dire encore différemment, en formes éthériques des conceptions archétypales. Ces formes éthériques constituent la préfiguration, l’archétype –la matrice originelle- de toutes les formes matérielles prises dans leur totalité. Selon donc la marche suivie par les Idées vers leur prise de forme matérielle, marche que nous avons rendue schématiquement et grossièrement ci-dessus, la manière dont les artistes les représentent dans notre monde à travers les siècles doit, pour atteindre à une expression supérieure, suivre forcément la marche exactement inverse : c’est-à-dire que la forme achevée des Idées par le truchement de l’art doit passer de leur représentation sculptée à leur représentation par l’image, de façon à atteindre une manière totalement abstraite, «immatérielle», au-delà de laquelle l’art lui-même pourra procéder à sa propre suppression puisqu’il aura cessé d’avoir une raison d’être, un sens.
Et c’est un fait aisément constatable quand on étudie et qu’on examine l’évolution diachronique de l’art, dont la progression est parallèle ou proportionnelle à l’évolution spirituelle de l’humanité dans sa totalité. D’ailleurs l’art constitue le témoignage le plus irréfutable et le plus fidèle de l’état de conscience où se trouve une société à chaque époque précise, de son élévation spirituelle et, naturellement, du degré de transparence spirituelle atteint séparément par chaque artiste à chaque époque précise.

Nous nous cantonnerons donc dans la sphère des arts représentatifs. Durant la période précédant le Christ où les hommes étaient de manière générale attachés à la représentation du Divin et de Ses manifestations sous la forme d’idoles, du moins dans le vaste espace méditerranéen, les Grecs anciens ont réussi à exprimer le Haut de manière unique, incomparable, insurpassable, par l’intermédiaire de la sculpture, érigeant la représentation sculptée des Idées à un niveau si élevé qu’aucun peuple au monde n’a pu, depuis lors, l’atteindre collectivement. Ils présentent même le paradoxe -telle est la force chez eux de l’expression sculptée-, d’avoir sublimé la forme par le truchement de cette forme même, ce qui n’avait encore pu être réalisé nulle part ailleurs dans le monde. Au contraire, d’autres peuples qui leur étaient contemporains, comme les Romains par exemple, se sont enferrés des siècles durant, dans la forme. Pour leur part, les Égyptiens ont recherché à enfermer des forces magiques dans leurs sculptures, qui sont indubitablement impressionnantes. Quant aux Assyriens et aux Babyloniens, ils ont voulu mettre en avant la force et le pouvoir dans ce monde en en faisant l’éloge, en les portant aux nues. Autrement dit, les Grecs anciens n’ont jamais sous-estimé ni méprisé aucunement les formes -au contraire, on pourrait aujourd’hui soutenir qu’ils les ont adorées, sans quoi ils n’auraient pas honoré à ce point le corps humain-, ils n’ont jamais été iconoclastes, et pourtant ils ont porté ces formes à un tel point d’idéalisation que, sans les supprimer le moins du monde, ils les ont débarrassées de toute matérialité, et allant même au-delà, ils ont procédé à une abstraction figurative. Finalement seuls les Grecs anciens ont exprimé à un si haut degré la beauté dans les formes, quel que soit le moyen figuratif par lequel ils les ont rendues.

Kouros surmontant la tombe de Kroísos, à Anávyssos en Attique (525 av. J.-C.), Musée National d’Archéologie, à Athènes.

Entre les années de l’Antiquité finissante et celles qui inaugurent l’Ère chrétienne, se situe une longue période intermédiaire de totale effervescence spirituelle. Tout un monde, l’ancien, rendait l’âme et un autre monde, le nouveau, demandait de plein droit à conforter sa position tout en recherchant le moyen de s’exprimer. L’incarnation du Verbe Divin a eu lieu dans le monde grec d’un point de vue mythologique dans un premier temps, sous la forme d’Apollon, puis dans un second temps, d’un point de vue historique, elle a eu lieu en la personne du Christ, toujours dans le monde grec, mais au sens large (donc si on le préfère, dans une région hellénisée et par conséquent familiarisée avec la langue et la culture grecques); il en découla l’établissement du christianisme qui a fait passer l’ensemble de l’humanité de cette époque à un niveau spirituel supérieur. Les Grecs qui de tout temps, ont eu comme mission et comme tâche d’exprimer les Idées auprès des humains, se sont trouvés une nouvelle fois «comme prêts depuis longtemps», à l’avant-garde de l’art, passant, avec une aisance quasi naturelle, à un niveau supérieur de vigueur artistique.
La diffusion de l’esprit grec, de la civilisation grecque, véhiculés par la langue grecque, s’est portée jusqu’aux limites du monde connu de cette époque, grâce surtout à Alexandre le Grand et à ses successeurs; depuis, de nouveaux centres importants de l’hellénisme commencèrent à s’épanouir, par exemple Alexandrie, Cyrène, Antioche, Pergame et autres, où des artistes, grecs ou de culture grecque, ont posé les jalons du passage de l’art représentatif à un nouveau niveau et à de nouveaux moyens d’expression. Plus précisément, sur la terre si ancienne d’Égypte, durant les années intermédiaires où Rome victorieuse, a parachevé la conquête du monde pour ensuite y appuyer sa domination dite ‘mondiale’, des artistes, grecs ou de culture grecque, ont posé les fondements, par la technique à l’encaustique [1], d’une nouvelle forme picturale, qui allait évoluer en la merveille qu’est l’art byzantin de l’icône [2]. Il s’agit de la peinture du Fayoum, largement connue, et ainsi nommée d’après l’oasis du Sahara où ont été retrouvés ses exemplaires les plus fameux.

A leur tour, les Byzantins, ou plus justement, les Romains d’Orient [3], ont repris le flambeau; si leurs ancêtres antiques, nous l’avons dit ci-dessus, avaient élevé la sculpture à sa perfection la plus haute, eux se sont surtout tournés vers la peinture. À travers l’hagiographie ou peinture d’icônes sacrées, ils ont trouvé, pour faire paraître les Idées, une manière plus abstraite que celle utilisée par les sculpteurs antiques. Ils sont en effet passés du tridimensionnel au bidimensionnel, de la forme à l’icône. Ainsi les artistes byzantins se sont-ils presque exclusivement consacrés à l’hagiographie, bien que l’Orthodoxie, du moins d’un point de vue dogmatique, n’interdise pas la représentation sculptée de sujets religieux ni de scènes bibliques dans les églises. Les siècles passant et l’Empire byzantin se renforçant après la Querelle des Icônes et leur rétablissement, la peinture (que ce soit des fresques, des icônes, des mosaïques ou des miniatures) a atteint en Orient des niveaux très élevés dans l’expression artistique, comme dans la spiritualité.
À ce sujet, il vaut la peine de rappeler la tradition de l’Orthodoxie concernant les icônes. Selon cette dernière, l’évangéliste Luc a été le premier hagiographe et de surcroît, le portraitiste de la Vierge, puisqu’Elle a posé pour lui. Comme le rapporte la légende, la Vierge Elle-même lui suggéra jusque dans le moindre détail la manière de La représenter; Elle lui suggéra de fait la transcendance de la représentation d’une femme ordinaire nommée Marie, en Sa représentation spiritualisée de la Mère de Dieu. Cette légende sous-entend que l’icône portative a constitué dès le départ la transcendance de la représentation réaliste d’un sujet, puisque l’hagiographe cherche à rendre l’essence éthérique du personnage représenté. D’ailleurs les images éthériques des Idées divines se trouvent à un niveau supérieur à celui de leur réalisation en tant que formes dans la matière.

Domínikos Théotokópoulos, dit le Greco, L’évangéliste Luc peignant l’icône de la Vierge conductrice (avant 1567), icône portative, gouache sur bois, Musée Bénáki, à Athènes.

En Occident où, en général, le niveau de spiritualité et de culture était dans son essence moindre que celui du monde grec, il était naturel que les arts représentatifs présentent un degré moindre de maturité spirituelle. Ainsi, sans aller jusqu’à dire que l’ambiance générale ne le leur permettait pas, les artistes avaient du mal à se détacher des formes comme à se détacher d’une vision du monde passant par la figuration visuelle. Voilà pourquoi ils prirent l’habitude de rendre de manière réaliste non seulement la réalité –qui, de toute façon, est illusoire-, mais aussi, le monde transcendant. Ceci explique pourquoi la sculpture romaine par ailleurs très médiocre, s’est illustrée par la facture de bustes pour perpétuer les traits de personnalités illustres. Il en découle que l’art chez les Romains a illustré un train de vie voluptueux, comme on pouvait s’y attendre, puisqu’il servait à décorer leurs villas luxueuses et qu’il est surtout devenu l’expression présomptueuse d’un empire tout puissant. Au contraire, les Grecs ont de tout temps désiré exprimer à travers leur art le Beau, équivalent aussi à l’idée de Bon et de Vrai, y projeter la noblesse de leurs valeurs, en dématérialisant la matière, et non pas en faisant simplement une représentation ressemblante de leur monde.
Durant les premiers siècles de l’art chrétien, la peinture religieuse a suivi, tant en Orient qu’en Occident, la même démarche dans le style et dans la manière d’être. Toutefois, comme le mentionne Níkos Hatzikyriákos-Gíkas, comparées aux icônes byzantines, les icônes des peintres italiens byzantinisants «utilisent de manière évidente bien moins la géométrie dans la composition du tableau et dans les plis, on y discerne tant une hésitation dans le dessin qui cesse d’être tranché et sûr, qu’un manque de rigueur dans le rythme, qui perd de cette façon la grandeur innée du modèle byzantin, ainsi qu’une totale absence de l’abstraction et du symbolisme des formes, qui constituent pourtant la partie la plus précieuse de l’art byzantin». [4]
Cependant, le christianisme ayant finalement prévalu après son expansion, les Grecs sont passés sans heurt –avec naturel, pourrait-on dire- à l’ère de l’icône, abandonnant totalement la statuaire dans le domaine cultuel, tandis qu’en Occident, la sculpture a continué et continue encore jusqu’à aujourd’hui à occuper une part importante dans la décoration des églises. Parallèlement, quand bien même la peinture occidentale n’était pas au service du profane, mais de la vie religieuse, elle laissait néanmoins percevoir un état d’esprit matérialiste qui augmentait le temps passant, montrant qu’elle s’était désacralisée. Contrairement à Byzance, où la peinture était presque exclusivement d’essence religieuse, les «artistes» anonymes n’ont jamais cessé de représenter le monde céleste, et non pas le monde existant, ayant trouvé en l’icône portative le moyen par excellence d’exprimer leur «art».
Se trouvant dans l’impossibilité de concevoir et d’exprimer les Idées par l’icône, à savoir en deux dimensions comme le faisaient les hagiographes byzantins, les artistes occidentaux sont forcément restés attachés aux formes matérielles et, par conséquent, à la représentation du monde en trois dimensions, non seulement du monde visible, mais aussi, et c’est là la méprise, du monde invisible. Il en découle que les peintres occidentaux ne purent pas suivre leurs collègues orthodoxes dans leur passage conscient à l’ère de l’icône et que leur travail réciproque s’engagea progressivement dans des voies différentes dans leur essence même, surtout après le schisme qui sépara l’Église, en Église d’Orient et en Église d’Occident. Voilà pourquoi ils exécutèrent des tableaux dans lesquels, même quand le sujet était religieux et l’œuvre destinée au culte, ils introduisirent la perspective –trait de génie du point de vue de l’art, mais présentant le désavantage d’être une invention dénaturée du point de vue spirituel- comme une illusion de la troisième dimension, de la sensation de la profondeur, au cours de la représentation de notre monde qui, de toute façon, est un simulacre.
Évidemment, on trouve déjà des tentatives remarquables de rendre un sujet selon la perspective dans la statuaire de la fin de l’époque archaïque. C’était cependant tout à fait naturel, puisque les Grecs anciens se trouvaient à l’Ère des formes sculptées, fait qui avait déterminé leur vision des choses. Et tandis que les Égyptiens ne connurent jamais d’autres niveaux que le premier, les peintres grecs, du témoignage d’auteurs antiques, ont expérimenté la perspective comme Cimon de Cléonai (env. 500 av. J.-C.), vraisemblablement le premier à avoir conçu les katágrafa les images entièrement peintes [5] ou les images de biais. Avançant bien au-delà de l’œuvre de Cimon, Polygnote de Thasos, au Ve siècle av. J.-C., s’est hasardé à peindre sur de grandes surfaces, sans pourtant arriver à la perfection de la perspective. En tout cas, comme cela nous est connu, tant Polygnote que ses élèves, tous ont peint sur un crépis blanc servant de fond aux représentations, où ils disposaient les personnages à des hauteurs différentes, et tout en créant des ombres réussies.

Des siècles plus tard, Giotto (env. 1266-1337) a été parmi les premiers artistes de l’époque moderne à donner un soin particulier au fond de ses œuvres picturales. Cependant sous l’impulsion vigoureuse de la Renaissance italienne, l’accomplissement de la perspective s’est produit grâce à la contribution essentielle de Léonard de Vinci (1459-1519). Finalement l’ensemble de l’art italien s’étant généralement illustré par son fidèle attachement au rendu du beau matériel, la perspective s’est retrouvée dominante dans toute la peinture occidentale, soit profane soit religieuse. D’ailleurs, la peinture occidentale s’est totalement démarquée de la règle voulant que les personnages soient représentés de face, règle selon laquelle les personnages des tableaux à sujet religieux doivent être représentés visages tournés vers le public, ce qu’on appelle la loi de frontalité [6] ; les Grecs l’ont toujours respectée, du moins jusqu’au moment où ils ont commencé eux aussi, à peindre sur toile, au XIXe siècle, et à représenter la réalité, qui, jusqu’alors, était en dehors du champ de leurs intérêts. La loi de frontalité a toutefois été incorporée à diverses expressions de l’authentique culture populaire en Grèce. Cette loi, par exemple, est respectueusement observée, jusqu’à aujourd’hui, par les musiciens populaires, assis sur une même estrade et sur une même rangée, quelle que soit leur importance, tournés de face vers le public des salles de cafés [7].
Heureuse trouvaille née en toute bonne foi, la perspective mensongère a exercé son emprise sur la peinture occidentale jusqu’à Cézanne (1839-1906). Elle était arrivée à point pour couvrir le besoin des artistes occidentaux désireux de contourner les obstacles et les limitations imposées par la surface plane de la toile, selon leur opinion erronée et leur disposition d’esprit qui les poussaient à représenter de manière réaliste, les réalités non seulement terrestres, mais aussi célestes. Pourtant la surface plane de la planche ou du mur n’a jamais posé problème aux peintres orthodoxes d’icônes portatives ou de fresques, puisque cette surface plane ne contredisait en rien la loi de frontalité qu’ils observaient scrupuleusement. L’attachement des hagiographes pour les formes schématisées, de même que le manque de liberté de mouvement et l’absence de violentes transmutations sur les icônes, en accord total avec le caractère sec, ascétique et sacral de l’hagiographie, expliquent qu’ils n’ont aucunement ressenti le besoin de résoudre des problèmes picturaux de l’ordre de la perspective par exemple, cela leur semblait totalement superflu. D’ailleurs l’hagiographie byzantine attachait une importance toute particulière au sujet, et moins à l’exécution du sujet. C’est pourquoi les hagiographes avaient, dès le départ, totalement évité de rendre l’illusion de la profondeur, la perspective, offerte comme méthode aux artistes occidentaux. Ainsi, les hagiographes représentaient-ils, selon la hauteur, c’est-à-dire en registres successifs d’illustrations, les personnages qui se pressent sur toutes les scènes bibliques, de bas en haut, remplaçant de cette manière schématique les différents niveaux de profondeur. Les Grecs ont appliqué de bonne heure la perspective cavalière, terme qui caractérise habituellement la peinture traditionnelle du Japon, le kakemono, soit l’usage de registres successifs très connu également dans l’art chinois.
Les tableaux à thème biblique et de contenu généralement religieux, exécutés après l’éloignement de l’Occident des modèles byzantins, à partir de Giotto et surtout de la Renaissance italienne et au-delà, présentent une rupture claire –théologiquement et idéologiquement parlant, dans leur style et leur esthétique, en un mot spirituellement parlant- avec les icônes des églises orthodoxes. La peinture religieuse occidentale a perdu la sacralité qu’elle avait au Moyen-Âge, contaminée qu’elle a été par la conception de la Renaissance qui l’a introduite dans une conception profane. Sur les tableaux religieux, les éléments dominants sont la douceur affectée des personnages, l’expression des visages qui tend le plus possible au naturalisme, la nette orientation vers l’anecdotique, un sentimentalisme débordant qui pousse à une émotion superficielle, les mouvements immodérés des saints, la recherche du plus grand naturel possible renforcée par la riche gamme chromatique et par les ombres ainsi posées pour que les formes cessent d’appartenir au niveau bidimensionnel au tableau, et pour que le tableau ne donne pas l’impression de la Vérité et de la Vie, mais celui de la représentation d’un épisode ou d’une scène tirés de la Bible : et cependant, tout cela s’accompagne d’une telle dextérité picturale qu’on ne peut être qu’admiratif.
Il n’est donc aucunement arbitraire que, même en Occident, tous aient adopté le terme grec d’ «icônes» en parlant de tableaux à sujet religieux orthodoxes, tandis qu’on parle de tableaux, quand bien même il s’agit de représentations de scènes tirées des Écritures, et dont le seul but avoué est le culte. Il faut cependant distinguer un tableau à sujet religieux (par exemple, La Madone avec l’Enfant divin et saint Jean de Raphaël, plus connu sous le titre La Madone au fauteuil, du palais florentin des Pitti) d’une icône (par exemple, La Vierge de Tendresse d’Emmanuel Lambárdos, au Musée Bénáki). Pour cette raison, s’il paraitrait absurde de parler de tableaux à propos des icônes du Crétois Ággélos Akotándos (XVe s.), il ne serait pas moins grotesque –et de loin- de parler d’icônes à propos des tableaux à sujet religieux du Caravage (1573-1610) ou de Véronèse (env. 1528-1589).

Raphaël, La Madone avec l’Enfant divin et saint Jean, connu sous le titre La Madone au fauteuil (env. 1514), peinture à l’huile sur bois, 71 cm de diamètre, Palazzo Pitti, à Florence.


Emmanuel Lambárdos (1609), La Vierge de Tendresse, icône portative, Musée Bénáki, à Athènes.

La relation des chrétiens orthodoxes avec les icônes suit directement la ligne grecque, non seulement en raison du principe figuratif voulant que les personnages soient présentés strictement de face, mais aussi en raison de la familiarité innée du Grec avec le Divin, et par extension avec les entités divines rendues signifiantes par les icônes : c’est une relation qui renvoie au caractère direct et naturel de la présence continue des dieux dans les actes humains [8]. D’ailleurs l’art grec à travers les siècles n’a jamais visé à la représentation du monde créé, car une telle entreprise serait en effet dépourvue de sens. Un arbre dans son cadre naturel renvoie de manière plus immédiate à son Idée créatrice que n’importe laquelle de ses imitations, même la plus réussie. D’ailleurs, comment est-il possible de reproduire de manière réaliste, le monde idéel et incréé? De là, la totale absence, dans l’art grec, tant de la peinture profane que du réalisme, du moins jusqu’à la formation de l’État néohellénique en tant que protectorat des trois Grandes Puissances (l’Angleterre, la France et la Russie) sous un roi bavarois. La peinture byzantine s’est faite l’interprète des textes sacrés. Au contraire, l’art occidental a copié la réalité extérieure, il a rendu les diverses scènes des Saintes Écritures avec un réalisme scandaleux et dans un état d’esprit honteusement profane.
Presque tous anonymes, car majoritairement moines, les hagiographes byzantins, ne cherchaient pas à représenter quelques personnages sacrés, mais leur aspiration était d’attirer la Grâce divine des saints et des martyrs qu’ils peignaient sur le fidèle qu’ils conduisaient ainsi à voir au-delà de la forme des personnages. En Occident au contraire, quand bien même les artistes peignaient des œuvres pour leurs églises, ils confectionnaient des tableaux, pas des icônes.
L’art en Grèce a donc réalisé, d’un coup, un gigantesque bond artistique de la statue à l’icône. Cela explique que quand les artistes byzantins ont eu besoin de faire appel à la sculpture pour la seule décoration des saintes églises, ils ont fait de magnifiques chapiteaux, des plaques de chancel pour les templons de marbre et des bas reliefs au contenu symbolique, et empruntant leurs sujets à la flore surtout, et plus rarement, à la faune (rosaces, losanges, acanthes, croix, colombes, paons, lions, aigles bicéphales etc.);

Christ trônant - Icône en marbre du XVe s., 93x73,5x14 cm, Musée de Mistrá (inv.1166).

Deux paons opposés, relief de marbre, inséré au mur de la basilique de Saint Marc, à Venise.

il est très rare dans la période purement byzantine de voir des représentations en haut relief de la Mère de Dieu et des Archanges, ce qui contribue cependant à créer de nouveau, de fait, des icônes bidimensionnelles, avec pour seule différence qu’elles ne sont pas peintes mais sculptées [9]. Jusqu’à la fin de Byzance, la sculpture est restée en étroite dépendance avec l’architecture, et ce, de manière strictement exclusive. L’absence presque totale de statuaire durant les années byzantines et d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, ne doit certainement pas nous faire oublier l’épanouissement de la sculpture de petits objets : créations sublimes surtout en ivoire et en stéatite, mais aussi sur bois, qui constituent un legs à l’humanité.

L’Entrée à Jérusalem (fin Xe –début XIe s.), plaque en ivoire, 18,4x14,7 cm, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Skulpturengalerie, Frühchristlich – Byzantinische Sammlung (inv. 1590), à Berlin.

Il faut donc signaler l’absence presque totale de statues cultuelles dans les églises orthodoxes, bien que l’Orthodoxie ne l’interdise pas, comme nous l’avons déjà mentionné. Les églises catholiques romaines au contraire, surtout celles de l’époque de la Contre-Réforme, autant que les églises protestantes, regorgent de sculptures de mauvais goût pour la plupart, dont les attitudes mélodramatiques exprime un réalisme qui renvoie au théâtre.

Gian Lorenzo Bernini, dit le Bernin, L’Extase de sainte Thérèse (1646), Chapelle Cornaro de l’église de Santa Maria della Vittoria, à Rome.

Du milieu du XIXe siècle, et plus encore au début du XXe siècle, un siècle de remise en question et de bouleversement du point de vue spirituel, et dont l’écho a été particulièrement sensible dans le domaine scientifique, l’humanité dans son ensemble a commencé à se préparer à accueillir une nouvelle Ère de prise de conscience spirituelle. Il était donc naturel que l’art, en tant qu’expression authentique de chaque Ère spirituelle, ne demeure pas indifférent à tout ce devenir spirituel, mais qu’au contraire, qu’il y prenne part avec une ferveur révolutionnaire et iconoclaste, allant au-delà non seulement des formes, mais aussi de l’art des icônes. Et ceci parce que l’humanité était désormais spirituellement prête pour une communication plus immédiate avec les Idées, sans l’intermédiaire des images ni des conceptions par l’image. Le paradoxe –mais en même temps l’évidence- est que cela soit arrivé durant les années où l’image a commencé à tout dominer. En effet, la découverte de l’appareil-photo est arrivée en premier, suivie plus tardivement de celle du cinéma, et des inventions qui en découlèrent –télévision, rayons X, agrandissements de la réalité grâce au microscope, microscopes électroniques, technologie numérique, holographie-, provoquant une révolution dans les arts représentatifs et transformant, à une vitesse vertigineuse, la conception visuelle de l’homme sur le monde. Les artistes se sont ainsi trouvés déchargés du besoin de représenter la réalité de manière réaliste –nous dirons désormais photographique- qui n’est pas d’ailleurs, et qui ne doit pas être le but, l’enjeu de l’art, permettant aux artistes figuratifs, d’expérimenter des voies plus abstraites. La photographie leur a permis de reconnaître la validité d’une forme pure, à savoir d’une forme dégagée de tout superflu, qui a retenu seuls les éléments qui la composent, et que ne gêne aucune subjectivité égoïste; ainsi les artistes ont-ils pu tendre à agir dans cette forme, en s’appuyant justement sur cette pureté. La photographie a principalement libéré la peinture de limites étroites, des liens du figuratif, soit de la représentation fidèle, réaliste, de l’espace environnant et de la réalité de manière générale, puisque c’est la photographie qui assume désormais ce rôle.
Ainsi en est-on arrivé, cependant insensiblement, à submerger notre quotidien, dans toutes ses expressions, et donc toute notre vie, par la photographie et la réalité virtuelle, ce qui constitue une illusion brillante et trompeuse d’une réalité de toute façon illusoire et tangible, et qui est à des lieues de la vérité de l’essence des choses. Il découle de tout ceci que les arts représentatifs se sont tournés de nouveau vers une sorte de représentation renouvelée. La peinture s’est avilie à imiter souvent la photographie, quand évidemment elle ne procède pas à une copie servile des modèles photographiques. L’œuvre de l’américain Normal Percival Rockwell (1894-1978), entre autres, en fournit l’exemple le plus éloquent, puisque ce peintre a, le premier, dressé son sujet avec un soin tout particulier en le photographiant pour le rendre ensuite sous forme de tableau peint, copiant la photo fidèlement et dans le moindre détail, après l’avoir mise en scène, au sens propre du terme.

À gauche, la photo prise par l’artiste Norman Percival Rockwell et à droite, le rendu pictural qu’il en a tiré (après 1930).

Comme nous l’avons dit plus haut, dans l’Église d’Orient, la peinture n’a jamais cessé, durant des siècles, d’être religieuse, persistant à suivre la tradition byzantine des icônes. Cependant, dans le milieu du XIXe siècle, a commencé parallèlement à apparaître –timidement au départ, mais avec une impétuosité croissante- la peinture qui se tourne vers le profane, ou quasi profane, par l’intermédiaire principalement des représentants de l’école de Munich, bien qu’elle ait montré les premiers signes plus tôt, exclusivement et seulement dans l’Heptanèse : l’archipel a été possession vénitienne de 1387 à 1797, et a donc subi l’influence occidentale pendant plusieurs siècles. La peinture profane est venue couvrir d’autres besoins –pour la plupart nouvellement créés- au-delà de ceux que devait satisfaire l’Art pur. A partir de la même époque grosso modo, le côté profane de la peinture a été communément partagé entre les pays développés et ceux en voie d’industrialisation, de même que son évolution a été communément partagée, jusqu’au tournant que constitue, en histoire de l’art, l’œuvre de Cézanne: l’apport de ce grand peintre a été si décisif qu’on peut, sans hésiter, parler de la peinture précédant et suivant Cézanne.
Cézanne a été le premier à dénoncer picturalement la perspective en adoptant une attitude critique –pour ne pas dire révolutionnaire ou radicale- face aux cadres étouffants de l’académisme et de la mentalité bourgeoise sur l’art; Cézanne a été le premier à ouvrir la voie aux évolutions de l’art du XXe siècle dont le point de départ est le cubisme. Dans le climat de toutes les problématiques et de tous les remous d’idées dans le monde de l’art, qui débutèrent avec l’œuvre de Cézanne, de même que dans le climat des nouveaux mouvements spirituels qui abondaient, ce n’est nullement un hasard si des artistes slaves, donc de culte orthodoxe, comme par exemple Vassily Kandisky (1866-1944) et les suprématistes Kazimir Malevitch (1878-1935), Vladimir Tatline (1885-1953), Liubov Popova (1889-1924) et autres, ont été les premiers à renoncer aux représentations figuratives, non en les détruisant ou en les supprimant simplement, mais en allant au-delà et en les dépassant. Et ceci, parce que, dans le monde orthodoxe, les esprits étaient prêts au dépassement des icônes suivant le dépassement des formes sculptées.

Liubov Popova, Forme architecturale peinte (1916-1917), collection Kostákis.

Kazimir Malevitch, Rectangle noir, collection Kostákis.

Au contraire, la peinture occidentale n’a pas pu concevoir le sens de l’abstraction, même si elle s’y est adonnée laborieusement à l’époque suivant Cézanne, puisqu’en fait, elle n’est pas arrivée à dépasser les formes, du moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et plus précisément, jusqu’à Piet Mondrian (1872-1944) et le modernisme américain : ce dernier s’est originellement manifesté par l’intermédiaire de l’expressionnisme abstrait, en tout cas, au plus tard dans les années soixante, quand l’humanité est entrée pour de bon dans une nouvelle Ère –l’ Ère spirituelle, communément appelée Ère du Verseau. En Occident, les artistes n’ont pas pu, comme nous l’avons dit précédemment, comprendre l’abstraction, bien qu’ils s’y soient adonnés en exclusivité, pour la simple raison qu’ils n’ont pas pu, une fois de plus, répondre aux injonctions spirituelles de la nouvelle Ère qui s’ouvrait à eux. Les cubistes, par exemple n’ont pas su décliner jusqu’au bout l’essence de l’abstraction et aller au-delà de la représentation des formes, puisque justement les formes n’ont pas cessé un seul moment d’être au centre de leurs préoccupations esthétiques. Tout en travaillant sur les formes, ils se sont évertués à se débarrasser de leur tyrannie : par découpage pictural, désarticulation, éclatement, torsion, rupture des structures, représentation sous forme de solides géométriques, à multiples côtés et polyédrique, soit encore par la création des formes géométriques attentivement pensées du cubisme synthétique; les formes, et seulement les formes étaient au centre de leurs préoccupations continues, elles étaient le sujet de leurs recherches fiévreuses, puisque le point de départ initial du cubisme était habituellement une nature morte ou un paysage, bien que ces derniers ne soient pas au final visibles ou dépistables.
Les surréalistes et les dadaïstes pour leur part n’ont pas fragmenté les formes, mais ils se sont plu à fragmenter la vision traditionnelle, réaliste tant des formes que de la réalité dans un sens plus général. Ainsi, sur les tableaux surréalistes, les formes prises une à une, sont-elles en général représentées de manière réaliste, et par conséquent reconnaissables, au contraire de leurs compositions et des liens qui les unissent entre elles, et qui apparaissent de manière non réaliste, onirique ou fantasmatique. Et seuls les peintres authentiquement abstraits ont totalement expulsé de leurs œuvres les formes, même les formes géométriques des constructivistes, après avoir auparavant réussi à rejeter toute intention figurative, subjective et copiant la nature. Du côté de la sculpture, cela s’est réalisé par l’avancée au-delà du façonnement des volumes, vers la création de diverses installations qui, en fin de compte, fourmillent tout de même de formes.
Il est maintenant utile, je crois, de revenir sur le point de départ du modernisme dans l’art occidental –et partant, dans l’art dominant à niveau mondial. Le modernisme s’est inspiré de l’artisanat de diverses cultures «primitives», oubliées ou disparues, à savoir de ces cultures qui nous ont légué des œuvres ne portant pas la marque de créateurs particuliers, mais qui sont une manifestation de l’esprit collectif d’une communauté et fabriqués non pas pour des raisons artistiques, à savoir pour des raisons que le monde «civilisé» -ou plutôt développé du point de vue économique et technologique- considère comme artistiques, mais qui sont habituellement utilitaires; il s’est également inspiré de l’art africain, des antiquités préhistoriques et protohistoriques, des arts archaïque et cycladique de Grèce, de l’art des pays d’Extrême-Orient; il s’est enfin inspiré de tout art issu des sociétés rurales et populaires des pays développés, art généralement qualifié de populaire, et enfin de l’art naïf. Les produits des cultures précitées, que l’Occident regarde avant tout comme des expressions artistiques, ne sont pourtant pas exposés dans les Musées des beaux-arts existant à travers le monde, mais dans les Musées archéologiques et dans les Musées d’art populaire ou ethnologiques. D’un autre côté, le modernisme russe, la fameuse Avant-garde russe, a été très profondément influencée –et pas toujours consciemment- par l’art sacré byzantin et plus généralement par la vision orthodoxe du monde, qui avait toujours eu comme principe «la représentation de la réalité non visible», de la réalité idéelle [10].
La relation du modernisme avec l’art byzantin n’est d’ailleurs pas inconnue non plus de l’art grec contemporain, et elle s’est d’ailleurs trouvée au cœur de réflexions et de problématiques sur leur propre art de la part de créateurs de l’envergure d’un Spýros Papaloukás, d’un Phôtis Kóndoglou, d’un Yánnis Tsaroúchis, d’un Dimítris Pikiónis [11] et autres, et qui se sont, d’une part, distanciés de l’académisme, sans cependant atteindre ni au radicalisme ni à l’élan de l’Avant-garde russe, et d’autre part, sans rompre avec la représentation, imitant cependant le style byzantin dans la mesure du possible. L’Ukrainien Casimir Malevitch reconnaissait avoir imité l’hagiographie quand il en est arrivé à peindre un rectangle noir ou rouge, ou un cercle ou une croix de couleur noire. Il affirmait même que ces tableaux étaient des icônes de son temps. Le Russe Vassili Kandinsky a remplacé, avec son premier tableau non figuratif en 1910, les schémas géométriques du cubisme synthétique et du constructivisme, par des espaces rendus intenses par l’opposition des couleurs.
À un moment plus tardif, surtout après la fin de la Seconde Guerre mondiale suivie de la mise en place de l’hégémonie économique des États-Unis d’Amérique, l’expressionnisme abstrait américain a enfin réussi à faire dépasser la figuration à l’Occident et à entrer dans le monde de la pure abstraction. Tous ces artistes nous ont ainsi démontré qu’un tableau peut être une analyse ou une composition purement chromatique, indépendante de tout motif illustré. Pour revenir néanmoins à notre sujet, il vaut la peine de signaler, dans le groupe fondateur de ce mouvement artistique, les fameux «The Irascibles» (1951), la participation de deux Grecs, et donc chrétiens orthodoxes, Théódoros Stámos (1922-1997) et William Baziotes (1912-1963), et d’autres artistes, de communauté culturelle sémite (Barnett Newman, Mark Rothko, en particulier), et dont la tradition interdit pour des raisons religieuses, toute forme de représentation du monde, et naturellement avec une sévérité encore plus particulière, celle du Divin. En effet, comme l’affirme cette tradition, ce qui est dépourvu de forme est plus sacré que ce qui en a une : «Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre». (Exode XX, 4).

Théódoros Stámos, Delphes (1959), huile sur toile, 48x60 pouces, Collection Mrs. F. W. Hilles, New Haven, U.S.A.

Tandis donc que l’Occident a eu du mal des siècles durant, et qu’il a encore du mal aujourd’hui, à aller au-delà des formes (on peut se référer, à titre indicatif, au retour de la peinture à l’hyperréalisme et au néo-figuratif), ce n’a pas été le cas pour les peuples d’Orient, le peuple grec y compris, à savoir pour les peuples à la pensée quantienne ou analogique ou paradoxale, au contraire des peuples à la pensée cartésienne ou linéaire ou logique. Au Proche ou Moyen-Orient où sont nés et d’où se sont propagées deux des trois religions qui se proclament «monothéistes» -à tort à mon avis, cette affirmation étant de toute manière totalement arbitraire- ou qu’on appelle autrement les religions révélées, soit le judaïsme et l’islam, qui interdisent strictement la représentation quelle qu’elle soit du monde, les artistes professant ces convictions religieuses ont recouru à la représentation linéaire, géométrique ou arithmosophique des Idées (les arabesques en sont un exemple). En Extrême-Orient, la peinture a toujours été idéaliste, comme d’ailleurs en Grèce.
Et je m’explique. Les peuples sémites, les Hébreux et les Arabes, ces frères ennemis, n’ont pas représenté le Divin ni même le monde, comme nous l’avons déjà dit. Cependant, les Grecs, dans le déroulement multiséculaire de leur histoire, ont représenté les Idées, pas la réalité, même si les statues et les icônes donnent la fausse impression de représenter des figures rappelant une forme humaine. Les éléments de ces formes dans l’art grec manquent de réalisme ou de naturalisme puisque l’approche menant à ces formes est essentiellement idéaliste. La Grèce antique offre un paradoxe unique dans l’histoire de l’art à niveau mondial. Les sculpteurs grecs sont allés au-delà des formes, non pas en les abolissant, mais au contraire en les transformant en objet de culte, en les glorifiant, en les honorant, puisqu’ils n’étaient pas encore prêts à surpasser leur revêtement extérieur, et cela s’explique : l’Ère christique n’avait pas encore débuté, elle qui bouleversa grandement les mœurs et les mentalités. Par le truchement du beau, les sculpteurs grecs donnèrent une dimension spirituelle à la matière et ils insufflèrent la vie au marbre, arrivant de toute évidence à élever les formes au niveau de véritables créations. Les kouroi, splendides dans leur nudité, rayonnent de spiritualité sans jamais s’abaisser à une vulgaire sensualité. Le kouros de Milo en est la preuve irréfutable : exposé au Musée National d’Archéologie d’Athènes, il n’a pas cessé depuis 550 avant J.-C. de respirer ni de vibrer [12].

Kouros de Milo, statue funéraire (env. 550 avant J.-C.), Musée National d’Archéologie, à Athènes.

Donc, de même que les statues ont constitué le moyen principal de la pratique du culte dans l’Antiquité grecque, ainsi les icônes étaient-elles et continuent-elles à constituer le moyen par excellence de la pratique cultuelle dans le monde grec désormais chrétien, comme dans tout le monde orthodoxe. Les Grecs anciens ont été jusqu’à présent le seul peuple au monde à avoir humanisé ses dieux justement pour signaler le divin qui se cache dans l’être humain, en chaque être humain [13]. Parce qu’en Grèce, l’être humain n’a jamais cessé d’être la mesure de toute chose, entendons l’être humain pris dans sa dimension spirituelle. Et c’est cela même que les Grecs anciens ont voulu montrer –et ils y sont parfaitement arrivés- par l’intermédiaire de leurs statues (ágalma-ἄγαλμα) faites pour réjouir (agalliáomai-ἀγαλλιάομαι) non seulement les humains, mais principalement les dieux. C’est d’ailleurs le divin dans l’humain qu’a signalé l’humanisation du Logos Divin, du Verbe Divin, du Christ et dernier Dieu grec, en tant que Fils de l’Homme, nous suggérant ainsi l’archétype de la création de l’homme par son Créateur «selon notre image et à notre ressemblance» (Genèse, I, 26) [14].

R é c a p i t u l a t i o n.
De la même façon que les Idées deviennent images avant de se matérialiser dans une forme, ainsi dans le sens inverse, les formes se replient-elles pour retourner par le moyen des images au Principe de toute chose, au Principe unique et unitaire du Grand Tout, à la Monade soit l’Unité.
La force de l’art est une force spirituelle et, par suite logique, esthétique, puisqu’elle a pour but premier d’éduquer les âmes et non pas nécessairement d’être un agrément pour les yeux. Opposé à l’art décoratif, descriptif, abstrait, simplement représentatif ou de caractère anecdotique, on le qualifie d’art sacré ou simplement d’Art avec un A majuscule.
Par conséquent, l’art est par définition sacré ou il n’est pas : tout autre chose constitue une expression purement artistique, parmi tant d’autres, qui relève du domaine de l’esthétique.
La Grèce a le privilège immense de se trouver à la croisée de l’Orient et de l’Occident.
L’art en Orient, la Grèce y comprise, fut, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, religieux et très rarement profane. Après le XIXe siècle, la Grèce a suivi la voie et le destin de l’art occidental.
L’art en Occident est avant tout profane et en second lieu religieux. Cependant, même religieux, l’art occidental a pris graduellement des caractéristiques désacralisées selon une proportion ascendante, surtout après le Schisme des Églises et principalement durant la période de la Contre-Réforme. L’Occident a essentiellement peint ce bas-monde même quand le sujet des tableaux était religieux.
L’évolution spirituelle des arts représentatifs dans le monde grec pris dans son ensemble a suivi la voie mentionnée plus haut, du repliement des formes dans les Idées génératrices. Ainsi, les Grecs sont-ils passés par le stade de la statuaire, c’est-à-dire des formes, des figures, à celui des icônes.
Dans le domaine spirituel –et non pas dans le développement technique ni dans l’évolution économique- l’Occident se trouve toujours à un pas derrière la Grèce. Ceci explique que l’Occident demeure jusqu’à aujourd’hui, pour ce qui est de l’expression religieuse, attaché aux formes.
Quand l’Occident s’est vue forcé, en raison de l’arrivée de nouveaux courants spirituels, de délaisser la statuaire et d’accorder une plus grande place à la peinture, n’étant pas prête spirituellement à accepter la convention bidimensionnelle pour toute surface devant être peinte, elle a introduit sur les champs picturaux, même pour des raisons religieuses, comme simulacre de la troisième dimension, cet ingénieux artifice qui se nomme perspective. Ainsi, cependant, d’un point de vue spirituel, ne s’agit-il que d’un tour de force qui n’est rien d’autre que la représentation par un simulacre de la réalité, également illusoire de toute façon, et donc l’illusion s’en trouve redoublée.
Les Grecs ont sublimé les formes en les adorant –voilà bien le plus haut paradoxe de l’art grec-, et non pas en les supprimant.
Une fois passés à un niveau spirituel supérieur, et après avoir élevé la statuaire à son point le plus haut, les Grecs ont accordé une plus grande importance à la peinture, mais une peinture qui, durant des siècles, est restée presque exclusivement religieuse, ce dont découle le fait qu’elle ne recourt pas à la représentation, dans le sens où son souci n’a jamais été de copier, de rendre la réalité illusoire, mais de mettre en image le transcendant, l’idéel.
L’Orthodoxie est le christianisme de l’icône au même titre que l’Église catholique romaine est le christianisme de la statuaire et «la Réforme est celui du chant et de la musique ecclésiastiques», se plaisait à dire le pasteur français Michel Leplay. Et à juste titre, puisqu’on pourrait très bien qualifier le chant choral des protestants d’icônes sonores.
Quand en Grèce et dans les pays influencés par l’hellénisme orthodoxe, on peignait des icônes, par contre, en Occident, on peignait des tableaux, même pour la décoration des églises.
Une icône est un condensé de tout Byzance. En effet, si on veut réduire à sa plus simple expression l’hellénisme byzantin, que va-t-il rester? Une Vierge de Tendresse, une Mère à l’Enfant, une Mère allaitant l’Enfant divin, une Reine de l’Univers.

A gauche : Théophane le Crétois, La Vierge à l’Enfant (1546), icône portative, Monastère Stavronikíta, au Mont Athos.
A droite : La Vierge allaitant l‘Enfant divin (1783), icône portative, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.


Tandis qu’en Occident les grands peintres ont réussi, par paliers successifs, à donner aux tableaux la troisième dimension, la profondeur que la statuaire peut rendre aisément, dans l’Orthodoxie, la sculpture s’est limitée au bas-relief des icônes bidimensionnelles.
Quand la peinture profane en Occident –la peinture sacrée étant inexistante- a réalisé avec le pionnier Cézanne, que la perspective constitue un grand leurre, quoiqu’ingénieux et en final, une méprise, elle est arrivée, grâce à l’appui de la photographie à aller enfin au-delà de l’asservissement à la représentation de ce bas-monde.
Tandis que l’art du XXe siècle a réussi à sublimer les formes et les figures et à se dégager de l’académisme, aujourd’hui, notre quotidien est submergé par l’image –qui, par son caractère sacrilège n’a aucun rapport avec les icônes- et par les images de publicité, au point qu’on peut parler actuellement de la culture de l’image ou de réalité virtuelle.
De nos jours, les arts représentatifs sont revenus à des expressions figuratives (invasion de la photo, hyperréalisme, vidéos, nouveau réalisme, installations, arte povera, land-art et autres).
Bien que l’avant-garde occidentale en peinture ait tenté de sublimer, par l’abstraction ou l’expression extrême, les antinomies de la représentation traditionnelle, l’hagiographie orthodoxe demeure attachée aux techniques et expressions du style byzantin.
L’art sacré byzantin est tellement distant de toute référence naturaliste qu’il ne serait aucunement risqué de qualifier l’hagiographie d’art abstrait, si le terme d’abstraction n’avait pris de nos jours un sens totalement différent.
Les hagiographes n’ont jamais été, ou bien n’ont jamais eu besoin d’être iconoclastes, à savoir opposés aux icônes, comme les autres peintres occidentaux puisqu’ils n’ont jamais été iconophiles, partisans des icônes. S’adonnant exclusivement à la peinture religieuse, ils n’ont pas eu à innover.
Quand la peinture profane a été dominante dans le monde entier et que les artistes ont ressenti le besoin de se révolter contre elle afin de surmonter son caractère représentatif, ce sont les artistes orthodoxes qui se sont chargés de cette tâche.
Les religions d’origine sémite, à savoir le judaïsme et l’islam n’ont pas compris ce qu’est l’hagiographie, puisqu’ils ont désavoué avec exécration toute forme de représentation des formes et des figures, combien plus la représentation d’événements sacrés. Cependant la représentation des saints est très loin d’être réaliste, puisqu’elle est idéelle. Sur les icônes, les personnages sont dématérialisés, leurs membres rappellent ceux de poupées articulées, leurs yeux sont énormes et leur nez allongé, leur peau parcheminée, et les paysages pour leur part sont stéréotypés, irréels, sur un fond vide. Et tandis que la plasticité caractérise les représentations de la Grèce antique, la déformation ascétique et le manque infini de matérialité distinguent l’optique orthodoxe [15].
Cependant des siècles durant, l’Occident, lui non plus, n’a pas compris l’hagiographie, la jugeant dépourvue d’art, maladroite, «primitive». Il a fallu le renversement total de l’esthétique occidentale pour que la peinture d’icônes retrouve ses lettres de noblesse [16].
Rarement des artistes ont pu travailler sur le vide comme les hagiographes de l’époque byzantine qui ont utilisé à cette fin des feuilles d’or pur tandis que leurs collègues slaves optèrent pour un fond de couleur rouge [17].
L’islam est passé à la conception du vide par la saturation dans l’usage des arabesques, soit après l’usage intempestif et totalement excessif, de motifs décoratifs réitérés, qui recouvraient jusqu’à l’asphyxie la moindre surface sans laisser le plus petit vide. De cette manière, aucune attache ne retient le regard, rien ne l’empêche d’errer, il n’est pas accroché, enfermé, piégé, par quoi que ce soit.
En Extrême-Orient, le même résultat a été obtenu par la calligraphie et l’abstraction de l’expression artistique du bouddhisme zen.
Le contraire se produisit en Occident avec le style baroque –et encore pire avec le rococo superfétatoire- qui emprisonne le regard, l’étouffe et le fatigue.
De la même manière que les Grecs de l’Antiquité ont sublimé les formes en les adorant, les artistes musulmans se sont trouvés en présence du vide à l’intérieur du remplissage : ils se sont réconciliés avec l’idée du vide en le supprimant, en recouvrant totalement chaque surface nue, comme s’ils étaient en proie à l’horreur du vide (horror vacui) et qu’ils se soient évertués à l’exorciser.
Les hagiographes des périodes byzantine et post-byzantine [18] se sont mesurés de manière constructive avec le vide. Ils ont eu l’habileté de ne pas l’éviter à l’instar des musulmans, ils ne l’ont pas non plus ignoré ni méprisé à l’instar des Hébreux. Le fond doré des icônes portatives témoignent de l’évidence de cette réalité irréfutable.
En fin de compte, la véritable abstraction en peinture a été imposée par les peintres russes, «comme s’ils y avaient été préparés depuis longtemps», en raison de leur tradition orthodoxe.
L’art n’est pas en avance sur son époque : les gens sont simplement à la traîne de leur époque, dans l’impossibilité de la suivre. C’est pour cela que l’Art n’a pas besoin d’être à l’avant-garde ou plutôt il n’est pas à l’avant-garde par définition; c’est encore pour cela que l’art byzantin est demeuré presque inchangé durant des siècles, puisqu’il n’a pas cessé d’exprimer avec plénitude l’état d’esprit orthodoxe.

N o t e s.
1. Juste après les Guerres médiques, au Ve siècle av. J.-C., la peinture grecque antique est passée de la surface des vases à celle des murs. Pausias de Sicyone (IVe s. av. J.-C.) a, le premier, introduit une nouvelle manière de peindre par la technique dite encaustique. C’est vers 400 av. J.-C. qu’Apollodore d’Athènes a innové en introduisant la peinture sur des panneaux de bois. Cette dernière a libéré la peinture, la rendant indépendante de l’architecture et en permettant le transport des œuvres. On possède bien sûr aujourd’hui des exemplaires de peinture sur panneaux de bois datant du VIe siècle av. J.-C., miraculeusement conservés. Mais il s’agit de quatre panneaux retrouvés dans la grotte Saftoulí, près du village de Pítsa, dans le mont Chélidoréa dans le département de Corinthie : ils décrivent un rite cultuel, et ils sont exposés au Musée National d’Archéologie à Athènes. Cependant durant les deux siècles qui séparent ces panneaux des œuvres d’Apollodore, dont témoignent les textes antiques, aucun autre exemplaire d’œuvres sur panneaux de bois n’est connu, de même qu’aucun autre témoignage sur ce genre de peinture. Πίσω

Procession rituelle (VIe s. avant J.-C.), peinture sur bois, provenant du village de Pitsa en Corinthie, Musée National d’Archéologie, à Athènes.

2. Le terme d’icône est la traduction en grec du terme latin imago, image. Un chrétien orthodoxe utilise le terme d’icône en sous-entendant icône sacrée puisqu’elle est le support principal du culte. Nous utiliserons désormais les termes grecs d’hagiographie, qui signifie peinture du sacré, pour désigner l’exercice de cette peinture, et celui d’hagiographe, pour désigner le peintre d’art sacré orthodoxe. Le terme de peintre se réfèrera généralement au peintre occidental qui exerce un art profane, même quand il peint des toiles représentant une scène religieuse. NdT. Πίσω
3. Les historiens britanniques ont nommé l’Empire romain d’Orient, Empire byzantin, pour le distinguer de l’Empire romain d’Occident dont la capitale était Rome et où le latin était la langue de l’administration. En Orient, la majorité de la population a graduellement oublié le latin mais on a continué à s’appeler Rômaíi, soit Romains. Le mot a évolué en Rômií, Roum. Le terme exprime très fortement l’appartenance à la nation grecque et à sa civilisation. L’abandon du terme d’Hellène date du début du christianisme où il avait fini par signifier idolâtre. Il a été repris avec une fierté teintée de nationalisme, après la quatrième Croisade de 1204 et le scandale qu’a constitué, pour les Byzantins, la prise de Constantinople par les Croisés. NdT. Πίσω
4. Níkos Hatzikyriákos-Gíkas (1906-1994), À la recherche de ce qui fait la Grèce, Ἀνίχνευση τῆς ἑλληνικότητας, in Astrolávos/ Efthýni, 2e éd., Athènes 1994, p. 74. Ce peintre, sculpteur, graveur, architecte, écrivain et scénographe, est né dans une famille aisée qui l’a encouragé très tôt à suivre sa vocation artistique en l’envoyant à Paris où il a participé à des expositions collectives dès 1930. Il a longtemps enseigné la peinture à l’École des beaux-arts d’Athènes. Influencé par le cubisme, il a ensuite suivi son propre style où le morcellement des représentations suit le jeu des ombres et des lumières en une multitude de tons. Transformée en musée de la Génération des années Trente, sa maison constitue une des annexes du Musée Bénáki, à Athènes. Πίσω
5. Selon Pline (1er s. après J.-C.) qui utilise ce mot le premier, le terme signale les «obliquas imagines» dont la conception est redevable à Cimon de Cléonai. On suppose que sous le terme de κατάγραφα (katágrapha), Pline se réfère aux raccourcis perspectifs. Πίσω

Exemplaire le plus représentatif de raccourcis perspectifs : Andrea Mantegna, Christ mort (1480-90), tempéra sur toile, 66x81 cm, Pinacoteca di Brera, à Milan.

6. Selon la loi de frontalité, sur les icônes, tous les saints et les martyrs regardent droit dans les yeux les personnes en prière, rendant ainsi effective la communication entre elles et eux, et au même moment, ils intercèdent en sa faveur auprès de Dieu. Dans les compositions représentant des scènes tirées de la Bible, particulièrement dans les Douze grandes fêtes du christianisme, représentées sur tous les templons des églises orthodoxes, le peu de personnes représentées de côté sont celles qui n’ont pas acquis la sainteté, et par conséquence logique, il n’est pas nécessaire qu’elles aient un contact visuel avec les fidèles. Πίσω
7. La frontalité, le face à face, était la règle dans les relations sexuelles entre hommes dans l’Athènes antique. De là le verbe μηρίζειν, frapper du phallus la cuisse de l’autre homme (Diog. XXX, 7, 172) opposé au verbe πυγίζειν, pénétrer, (Arist. Thesmοphories, 1120) – Théocrite, 5. 41) qui était un acte tout à fait honteux et offensant, et on jugeait avec mépris qui le subissait. Πίσω
8. Pour apporter une preuve supplémentaire au fait que la peinture sacrée byzantine a suivi les pratiques antiques, rappelons que les peintres d’icônes ont utilisé le próplasma sur les icônes, à savoir une couche semblable au fond blanc utilisé par Polygnote. C’est ce support que le peintre remplit des γραψίματα, grapsímata, ou contours des personnages ou des objets, y appliquant ensuite les φωτίσματα, fôtísmata, les couleurs de plus en plus claires et les ψιμυθιές, psimythiès, les dernières touches quasi blanches. Πίσω
9. Nous citons à titre indicatif les reliefs byzantins des églises d’Arta, en Épire, et les deux icônes en relief, tout à fait remarquables, de la Vierge provenant de Thessalonique et qui sont conservées au Musée Byzantin et Chrétien d’Athènes. Πίσω
10. Nous connaissons bien aujourd’hui la source de l’inspiration des représentants de l’Avant-garde russe, comme Kandisky, Malevitch, Vladimir Tatline, Popova, Natalia Gontcharova et Mikhail Larionov : ce sont surtout les icônes populaires largement diffusées à leur époque. Collectionnées par des artistes russes importants, comme Vassily Kandisky, les icônes portatives de Russie ont été étudiées par Liubov Popova (technique, travail des couleurs et composition). Πίσω
11. Spýros Papaloukás (1892-1957) peintre, Phôtis Kóndoglou (1896-1965) peintre et écrivain qui initia ses collègues grecs à l’hagiographie, Yánnis Tsaroúchis (1910-1989) peintre, écrivain et scénographe, Dimítris Pikiónis (1887-1968) architecte et peintre. Ils font partie de la Génération des années Trente, instruits dans les courants picturaux et architecturaux dominant en Europe et à Paris. Ils n’ont pas pu travailler à leurs œuvres avant d’avoir trouvé leur identité en tant que Grecs d’aujourd’hui. Un peu plus de cent ans après l’Indépendance, la langue à utiliser par les hommes de Lettres étaient encore au cœur des débats. Les peintres se devaient d’examiner leur tradition picturale sans aller chercher directement dans celle de l’Antiquité, trop éloignée, encore mal connue et idéalisée selon des critères étrangers. Les icônes constituaient la branche principale de leur tradition, dont la beauté évidente ressortait de la conjugaison de règles issues d’une réflexion profonde sur la vie et le destin des humains. Ce n’est qu’après avoir recherché et trouvé leur identité qu’ils ont pu créer leur propre peinture ancrée dans la réalité de la vie de leur temps et dans la lumière particulière de la Grèce, avec des couleurs franches, et après avoir choisi dans les influences antiques et étrangères celles qui leur convenait et avec lesquelles ils ont su composer. NdT. Πίσω
12. «Seulement en terre grecque dans sa totalité et sous la lumière grecque, la matière s’est remplie de la Grâce Divine», ἔμπλεως (saint Jean Damascène, P.G. 94, 1245 B). Πίσω
13. La seule exception, pourrait-on peut-être objecter, est l’hindouisme. Cependant dans cette religion, quand les divinités ne revêtent pas une forme animale, comme dans le cas de Ganesh, d’Hanuman et de Garouda, mais une forme humaine, les paires de bras et la multiplication des têtes leur donnent un côté monstrueux et apotropaïque, comme dans le cas des déesses Kali et Dourga. Par ailleurs dans le christianisme, nous n’avons pas affaire à n’importe quelle divinité, mais au Verbe Divin en personne, et de surcroît, qui s’est fait homme, ce qui est une vérité historique pour les fidèles, et ce qui ne vaut pas pour les divinités de l’hindouisme. Parce que le Christ n’est pas un invité fortuit, il est l’invité humain du Divin, mais aussi l’identification absolue à la fois de celui qu’on reçoit et de celui qui reçoit. De l’autre côté, nulle part dans le monde antique, on ne rencontre la beauté inégalée des dieux grecs. Même quand dans la mythologie grecque, il y a des êtres inférieurs et de condition partiellement animale, leur tête est humaine, ce qui démontre bien que l’élément humain est prédominant sur l’élément animal (les centaures, les harpies, la sphinx, par exemple). Au contraire, les divinités égyptiennes ont des corps humains surmontés d’une tête d’animal (citons les plus connus : Horus a une tête d’épervier, Annubis, de chacal, Boubastis (Per-Bast) de chat et Hâthor de vache). Πίσω
14. Les traductions de l’Ancien Testament sont celles de l’École Biblique de Jérusalem, édition du Cerf, 1956, Paris. NdT. Πίσω
15. Me viennent à l’esprit, les tableaux à sujet religieux de Domínikos Théokotópoulos, connu en Occident sous le nom le Greco : le corps des personnages sont étirés de façon si prononcé que la sottise de quelques chercheurs a voulu attribuer cette déformation à un problème de vue, négligeant de tourner leurs recherches dans l’origine crétoise de ce si grand peintre. Πίσω
16. L’opinion dominante en Occident durant des siècles –au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle- sur la maladresse des peintres d’icônes byzantins, sur leur manque de sensibilité artistique et sur l’aspect «primitif» de cet art, s’écroule d’elle-même par le seul rappel que les peintres grecs avaient déjà peints quelques siècles auparavant les superbes portraits du Fayoum (Ier – IIIe s. ap. J.-C.), qui d’un point de vue pictural, sont loin d’être dépourvus de sens artistique. Βien au contraire, ils sont très modernes. Leur technique (l’encaustique, la façon d’utiliser les couleurs, la ligne et autres) provient de la tradition picturale de la Grèce antique, et elle s’est poursuivie avec les icônes à la détrempe et encaustique, comme celle qui remontent au début du christianisme et qui se trouvent au Monastère de Sainte Catherine dans le mont Sinaï. En étudiant donc en profondeur la peinture grecque et à travers les siècles, il est impossible de ne pas entrevoir l’existence d’un fil unissant en une continuité ininterrompue les portraitistes du Fayoum à leurs successeurs chrétiens, à savoir les hagiographes. Πίσω

Portrait d’un homme jeune, détrempe et encaustique sur bois, 0,31x0,28x0,0012-20m, originaire du Fayoum, période des Flaviens (fin) ou période de Trajan (début), 61-117 après J.-C., British Museum, Département des Antiquités égyptiennes (inv. EA 747-11), à Londres.

Les saints Serge et Bacchus (VIIe s.), icône portative, provenant du Monastère de Sainte Catherine du Sinaï, Musée Municipal de l’Art Oriental et Occidental (inv. 111), à Kiev, en Ukraine.

17. Le rouge, le blanc et le noir, couleurs dominantes sur les icônes portatives de l’École de Novgorod, sont aussi les couleurs emblématiques du suprématisme. Pour les Russes, le rouge est tout spécialement lié à la passion du Christ. La place très particulière que tient la couleur rouge dans l’inconscient collectif russe explique sans doute la raison profonde pour laquelle le rouge est devenu la couleur exclusive de la Russie révolutionnaire. D’ailleurs, dans le vocabulaire du vieux russe, l’adjectif krásny veut dire à la fois rouge et beau. Dans les isbas russes, l’angle principal, toujours tourné vers l’Est, et où se trouvent l’iconostase et la lampe à l’huile, s’appelle l’angle rouge. Et ce n’est pas à la Révolution d’Octobre que la fameuse place Rouge de Moscou doit son nom, qui remonte bien plus haut, du temps où elle était la plus belle place de cette grande ville de Russie. Πίσω
18. On désigne du terme de post-byzantine, la période qui débute avec la conquête de l’Empire romain d’Orient ou byzantin, en 1453 par les Ottomans, et qui se termine en 1821. La production d’icônes ne s’est pas arrêtée. Elle est caractérisée d’une part par l’appauvrissement graduel des techniques, puisque la formation des peintres en un long apprentissage n’était plus possible, et d’autre part, par un très fort attachement à la tradition picturale religieuse comme unique expression de la culture et de la nationalité grecque et orthodoxe dans les Balkans, face à un conquérant musulman, donc Turc. NdT. Πίσω


*La traduction a été faite par M.-A. Tardy-Kentáka.

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